alger correspondance
Le directeur de la station et du site « Maghreb émergent », Ihsane ElKadi, a été interpellé dans la nuit du 23 au 24 décembre
La scène a bouleversé les journalistes de Radio M et du site d’information Ma ghreb émergent : Ihsane ElKadi, leur directeur, a été amené me notté, samedi 24 décembre au soir, au siège des deux médias, dans le centre d’Alger, par des agents de la direction générale al gérienne de la sécurité intérieure (DGSI). Ces derniers ont procédé à une perquisition et à la saisie des équipements informatiques et de tournage, avant de mettre les lo caux sous scellés.
Ihsane ElKadi, qui dirige Ra dio M, dernier et fragile espace de débat libre en Algérie, avait été in terpellé dans la nuit de vendredi à samedi, chez lui, à Zemmouri, dans la wilaya de Boumerdès, à une soixantaine de kilomètres à l’est d’Alger. Sa fille, Tin Hinan, avait indiqué sur les réseaux so ciaux qu’une brigade de la DGSI,
composée de six hommes, dans deux véhicules, lui avait ordonné, à minuit et demi, de les «suivre immédiatement à la caserne Antar » à Ben Aknoun, sur les hau teurs de la capitale. Deux heures auparavant, rapporte le site de Ra dio M, Ihsane ElKadi avait reçu un appel lui enjoignant de se présen ter à cette caserne, mais le journa liste avait expliqué se trouver loin de la capitale.
Harcèlement judiciaire
Ihsane ElKadi a déjà été convoqué à Ben Aknoun le 27 novembre. Des agents de la DGSI étaient venus au siège d’Interface Médias, l’agence qui rassemble Radio M et le site Maghreb émergent, et lui avaient dit : « Suiveznous, vous connaissez l’adresse. » Une allusion à une pré cédente visite forcée à la caserne Antar, le 10 juin 2021, à la veille des élections législatives. Le journa liste Khaled Drareni et l’opposant Karim Tabbou avaient également eté arrêtés à cette occasion et con duits au même endroit.
Aucune indication n’a été donnée officiellement sur les rai sons de cette nouvelle interpella tion. S’agitil d’un article récent dans lequel Ihsane ElKadi évo quait l’attitude de l’armée à pro pos d’un éventuel deuxième man dat du président Abdelmadjid Tebboune ? Estce son dernier tweet, dans lequel il conteste ver tement l’affirmation de ce dernier sur la récupération de 20 milliards de dollars (18,8 milliards d’euros) chez les oligarques qui gravitaient autour du clan de l’ancien prési dent Abdelaziz Bouteflika ?
Les observateurs se perdent en conjectures. La mise sous scellés des locaux semble néanmoins in diquer que les autorités algérien nes ont décidé d’en finir avec ce qui pouvait paraître comme une anomalie : un site d’information autonome dans un paysage mé diatique sous contrôle. M. ElKadi,
qui fait face à un harcèlement judi ciaire incessant depuis plus de trois ans – il a notamment été con damné en juin 2021 à six mois de prison ferme sans mandat de dé pôt pour un article d’opinion sur la place des islamistes dans le Hirak –, n’a pas, dans un contexte de ré pression, gardé un profil bas. Il continuait à s’exprimer librement, alors que les médias du pays étaient largement caporalisés.
Pour nombre de journalistes et d’acteurs de la société civile, même ceux qui sont loin de
partager les points de vue d’Ihsane ElKadi, cette voix qui détonne au milieu du confor misme général, constituait de fait le dernier balbutiement d’une presse indépendante. « Sale temps pour la liberté de la presse et pour toutes les libertés démocrati ques en Algérie », a réagi Abde louahab Fersaoui, président de l’association Rassemblement Ac tions Jeunesse, dissoute en octo bre 2021 par les autorités. Pour lui, Radio M et Maghreb émergent étaient « les derniers samouraïs de la presse libre en Algérie ».
Journaux en crise
De manière prémonitoire, le conseil d’administration d’Inter face Médias notait, le 23 décem bre, que le harcèlement que « su bit depuis trois ans notre plate forme médiatique n’a pas d’autre fondement que celui d’empêcher l’exercice libre du métier d’infor mer pourtant garanti par toutes
les constitutions depuis fé vrier 1989 ». Le communiqué sou lignait que les autorités visent «aujourd’hui de plus en plus clai rement à nous retirer, par diffé rents moyens, notre statut établi d’éditeur de presse électronique ».
Outre un contexte politique très restrictif sur les libertés, les mé dias algériens connaissent une si tuation financière qui les rend dé pendants de la publicité étatique. Même les journaux qui sem blaient avoir une assise financière solide sont en crise. Le milliardaire Issad Rebrab a liquidé le journal Liberté avant de passer la main à ses héritiers. Le quotidien El Wa tan, dont les comptes sont bloqués pour cause d’arriérés d’impôts et de crédits non remboursés, ne peut payer ses salariés. Dans ces conditions de grande précarité, une mobilisation pour préserver l’espace occupé par Radio M paraît peu probable.
karim amrouche
Source: Le Monde