Pour la chercheuse Dalia Ghanem, le pouvoir à Alger, sous la coupe de l’armée, est de nouveau tenté par un tournant autoritaire
ENTRETIEN
Dalia Ghanem, analyste à l’European Union Institute for Security Studies.
Trois ans après l’élection d’Abdelmadjid Tebboune à la présidence de la Ré publique et soixante ans après l’indépendance du pays, le pouvoir algérien semble de nou veau tenté par un tournant répres sif. Dalia Ghanem, analyste à l’Eu ropean Union Institute for Secu rity Studies et autrice d’Understan ding the Persistence of Competitive Authoritarianism in Algeria (Pal grave Macmillan, non traduit), détaille ce tropisme autoritaire.
Trois ans après avoir affronté un soulèvement populaire, comment caractériser le régime au pouvoir à Alger ? Vous parlez d’« autoritarisme compétitif »…
C’est un mélange entre des élé ments de l’autoritarisme pur et dur et des éléments de la démo cratie. Il y a des élections, mais el les ne seront jamais transparen tes. Il y a une presse, mais elle ne sera jamais assez libre. Il y a des partis politiques, mais ils ne pourront jamais menacer le ré gime algérien.
Ce dernier n’a jamais eu l’inten tion de se démocratiser. Y com pris en 1988, au moment de l’in troduction du multipartisme après des émeutes meurtrières. Cette ouverture était contrainte, il lui fallait s’adapter pour survi vre. Ce sont des régimes avec des dirigeants assez intelligents pour admettre que, parfois, leur survie dépend de leur capacité à s’ouvrir.
En 2011, le pouvoir à Alger a très vite compris que les vagues des « printemps arabes » allaient le frapper, et il a été très réactif. Il avait une manne financière à utili ser: il a distribué des milliards de dollars, il a engagé quelques réfor mes institutionnelles. Des fem mes sont entrées au Parlement…
Vous écrivez que ce régime re pose sur cinq piliers – armée, cooptation de l’opposition, fragmentation de la société civile, rente des hydrocarbures et répression – qui lui ont per mis de résister et de s’adapter. Tout d’abord, il y a l’armée…
Dès la guerre d’indépendance, l’armée a eu la mainmise sur le po litique. A partir du président Houari Boumédiène [19651978], la sécurité militaire est mise au centre du dispositif. Elle est mon tée en puissance et a contrôlé litté ralement tous les aspects de la vie des Algériens. Arrive ensuite Cha dli Bendjedid [19791992], qui était présenté comme un civil même s’il était un pur produit de cette ar mée. Puis se produit le viol du ré sultat des urnes en 1992 [interrup tion du processus électoral], avec une armée qui revient sur le de vant de la scène.
Cette armée, en dehors des périodes de crise, aime pourtant rester en retrait. En apparence…
C’est une armée qui a compris qu’il ne faut pas rester trop long temps sur le devant de la scène. Durant la crise de 2019, qui a con duit à la démission de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika [19992019], les militaires se sont trop mis en scène – avec les appa ritions quotidiennes du chef d’étatmajor à la télévision – avant de comprendre qu’ils de vaient remettre les rênes à un ci vil. C’est pour cela qu’ils ont in sisté pour qu’il y ait une élection présidentielle rapidement. Ils ne veulent pas être tenus responsa bles du fiasco économique et so cial. C’est une armée qui ne gou verne pas au jour le jour, mais elle gère le pays en matière de dé fense, de sécurité et de politique étrangère.
La nation algérienne est bâtie sur le mythe du million et demi de martyrs tombés pendant la guerre de libération et le rôle qu’y a joué l’armée. Les militaires se sont construits sur ce récit et ils y croient. Ils ne peuvent pas conce voir une nation qui ne soit pas di rigée par eux, puisqu’ils pensent qu’ils ont sauvé le pays. Comme dans les années 1990, face à l’isla misme radical, ou en 2019, en con traignant Bouteflika au départ.
En face, vous parlez d’une op position cooptée, malgré une profusion apparente de partis politiques : vous décrivez un « hyperpluralisme »…
On ouvre l’arène politique et on fait en en sorte qu’il y ait tellement de petits partis politiques qu’ils soient incapables de capitaliser sur les demandes du peuple ou d’avoir un agenda commun. Le ré gime a fait la même chose avec la société civile. Il y avait 92000 as sociations en 2012. Mais il est in terdit d’obtenir des fonds exté rieurs. L’Etat peut soit asphyxier financièrement une ONG, soit la
diaboliser. Ou l’utiliser. C’est ce qu’il fait avec les formations politi ques. C’est le régime d’un parti unique, luimême composé de plusieurs partis. La mentalité de leurs dirigeants est similaire à celle du pouvoir. Tous ont leur fi gure tutélaire; il n’y a pas ou peu de démocratie interne. Ce sont de petits mouvements autoritaires. Les islamistes ont, par exemple, été cooptés. Ce faisant, on met en place un processus d’embourgeoi sement. Une fois sa direction em bourgeoisée, il lui est difficile de renoncer à ses acquis. On vous donne quelque chose, vous ren trez dans les rangs. Vous sortez des rangs, vous êtes punis.
Vous parlez de la redistribu tion de la rente des hydrocar bures comme de l’un des piliers sur lesquels repose le pouvoir…
Cette rente n’est pas extensible. C’est une dépendance nocive. Il n’y a pas de secteur industriel. Pas d’exportations. La chute du prix du baril, en 1986, a été suivie par les émeutes de 1988 et par la dé cennie noire des années 1990. Ab delaziz Bouteflika a lancé de grands investissements dans les infrastructures dans les années 2000, puis le cours du baril a chuté de nouveau en 2014.
C’est un éternel recommence ment… Les infrastructures sont vieillissantes, il ne se passe pas une semaine sans qu’il y ait un ac cident sur un champ gazier. Il faut investir, mais qui va mettre de l’argent dans un pays où le « doing business » est le pire de la région ?
Quand cela ne marche pas, il réprime ?
La vraie répression, ce sont les années 1970. Puis les années 1990 : la guerre totale face un parti [le Front islamique du salut] qui représentait un danger vital pour la survie du régime et pour le pays. Les manifestations de 2019, le Hirak, c’est le contraire. Cela montre que le pouvoir a ap pris de ses erreurs. Il a commencé par observer et a laissé les gens envahir les rues. Puis il a lancé une guerre des nerfs : qui cédera le premier ? Enfin, le Covid19 est arrivé. Une bénédiction. La ré pression ciblée a commencé en arrêtant, pendant le confine ment, des centaines de personnes sur tout le territoire. Ils ont petit à petit fait peur à la population. Les
femmes et les classes moyennes ont disparu des manifestations.
Nous sommes loin des pro messes d’ouverture faites par Tebboune après son élection…
Les moments de transition dans ces régimes obéissent à deux ten dances. Soit le pouvoir donne des signes d’ouverture aux oppo sants pour mieux les absorber ; soit il se referme un peu plus. Je pense que l’on se dirige vers un ré gime un peu plus autoritaire. Les motifs d’inquiétude ne man quent pas : le taux d’inflation, le chômage… L’Algérie est une Co cotteMinute. Une nouvelle fois.
Les citoyens algériens souhai tent un nouveau pacte social. Ils ne veulent plus de ce troc de gaz et de pétrole contre des logements et des salaires. Les valeurs post matérialistes – la liberté d’opi nion, celle de se déplacer – ga gnent une jeunesse qui est beau coup plus connectée que les géné rations précédentes.
Propos recueillis par madjid zerrouky
Source: Le Monde