REFERENCE: AL DZA 8/2021 (Sur l’article 95 bis)

PDF | REFERENCE: AL DZA 8/2021

Excellence,

27 septembre 2021

PALAIS DES NATIONS • 1211 GENEVA 10, SWITZERLAND

Mandats du Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition; du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires; du Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires; de la Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression; du Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association et de la Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs des droits de l’homme

Nous avons l’honneur de nous adresser à vous en nos qualités de Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition; de Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires; de Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires; de Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression; de Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association et de Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs des droits de l’homme, conformément aux résolutions 45/10, 45/3, 44/5, 43/4, 41/12 et 43/16 du Conseil des droits de l’homme.

Dans ce contexte, nous souhaiterions attirer l’attention du Gouvernement de votre Excellence sur des informations que nous avons reçues concernant des allégations liées à l’impact négatif que la législation et les régulations adoptées en Algérie depuis la fin de la guerre civile ont eu sur la réalisation des droits des victimes à un recours effectif, à la justice et à la vérité en relation aux graves violations des droits humains commises pendant cette période, ainsi que des allégations liées aux restrictions excessives aux droits à la liberté d’opinion et d’expression, de réunion pacifique et d’association contenus dans le cadre juridique algérien qui porteraient atteinte aux activités des victimes et de leurs associations et qui auraient abouti à la criminalisation de manifestations pacifiques réclamant justice pour les violations susmentionnées.

À cet égard, nous tenons à rappeler les communications conjointes, AL DZA 3/2016, AL DZA 6/2013, AL DZA 4/2013, AL DZA 2/2013 et AL DZA 2/2012 concernant des allégations d’utilisation excessive de la force et d’arrestations lors de manifestations pacifiques de familles de disparus, qui limiteraient de ce fait les droits à la liberté d’opinion et d’expression et à la liberté de réunion pacifique. Nous tenons à rappeler aussi la communication conjointe AL DZA 8/2013 concernant, inter alia, les dispositions législatives de l’ordonnance n° 06-01 du 28 Moharram 1427, correspondant au 27 février 2006, portant sur la mise en œuvre de la Charte pour la Paix et la Réconciliation Nationale, notamment les articles 45 et 46. Nous vous remercions pour les réponses du gouvernement de votre Excellence aux communications AL DZA 3/2016, AL DZA 8/2013, AL DZA 6/2013, AL DZA 4/2013 et AL DZA 2/2012 , et vous serions reconnaissants de bien vouloir répondre à la communication AL DZA 2/2013.

Selon les informations reçues :

Au cours de la guerre civile algérienne (décembre 1991-février 2002), des violations flagrantes des droits humains et du droit international humanitaire ont été commises par toutes les parties impliquées dans les hostilités, causant plus de 200 000 morts, des milliers de blessés et entre 7 000 et 20 000 disparus. Le pays a notamment connu une pratique généralisée et systématique de disparitions forcées.

En 1999, la loi n° 99-08 sur l’harmonie civile a été adoptée afin de mettre un terme à la guerre. Celle-ci a accordé une amnistie à tous les membres des groupes armés qui acceptaient de rendre leurs armes dans les six mois suivant la promulgation de la loi. En 2000, le décret présidentiel n° 2000-03 a accordé des amnisties supplémentaires, exemptant les membres de deux groupes armés non étatiques, l’Armée Islamique du Salut et la Ligue Islamique pour la Prédication et le Combat, de poursuites et de responsabilité pénale.

En septembre 2005, la Charte pour la Paix et la Réconciliation Nationale a été adoptée par référendum, sans débat public préalable ni discussion sur son contenu.

Le décret présidentiel n° 05-278, portant convocation du corps électoral pour le référendum sur la Charte pour la Paix et la Réconciliation Nationale, affirme que « le peuple algérien souverain rejette toutes les allégations qui attribuent à l’État la responsabilité d’un phénomène délibéré de disparitions ». Il soutient que la pratique des disparitions forcées est la conséquence du terrorisme, tout en assumant simultanément la responsabilité de l’État concernant « le sort de toutes les personnes disparues dans le cadre de la tragédie nationale. »

La Charte a été complétée par l’Ordonnance n° 06-01 du 27 février 2006, qui fournit des détails sur la portée et la mise en œuvre de la Charte. L’article 45 de l’Ordonnance stipule que « : [a]ucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation des institutions de la République algérienne démocratique et populaire. Toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente. »

En outre, l’article 46 stipule que « Est puni d’un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d’une amende de 250.000 DA à 500.000 DA, quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international. Les poursuites pénales sont engagées d’office par le ministère public. En cas de récidive, la peine prévue au présent article est portée au double ».

Ces dispositions empêcheraient les familles des victimes de disparitions forcées, ainsi que d’autres violations, d’engager des poursuites devant les tribunaux nationaux, puisque l’acte même de demander justice est criminalisé et soumis à des sanctions légales. Ces dispositions empêchent également la responsabilisation des auteurs de violations graves de droits humaines, y compris de disparitions forcées.

Concernant la réparation, l’article 37 de l’Ordonnance stipule que les indemnités ne peuvent être allouées aux familles des victimes qu’après obtention d’un certificat de décès1. Par conséquent, la clôture du dossier d’une personne soumise à une disparition forcée reste une exigence pour obtenir une indemnisation monétaire. Cette ordonnance a été complétée par le décret présidentiel n° 06-93 du 28 février 2006 relatif à l’indemnisation des victimes de la tragédie nationale, qui subordonne l’octroi d’une indemnisation aux familles des victimes de disparitions forcées à la reconnaissance du décès des personnes disparues (art. 3).

La loi algérienne contient aussi des restrictions excessives relatives aux droits à la liberté d’opinion et d’expression, de réunion pacifique et d’association, qui limitent les activités des victimes et de leurs organisations, y compris les associations de familles des disparus.

Au-delà de l’article 46 de l’Ordonnance n° 06-01, des normes supplémentaires pourraient être utilisées pour criminaliser les discours non violents liés aux violations commises pendant la guerre civile et les demandes de justice et vérité en relation à ces violations. L’article 196 bis du Code pénal, modifié en 2020, punit d’une peine de « un à trois ans et d’une amende de 100 000 à 300 000 DA, [quiconque] diffuse ou propage volontairement dans le public, par quelque moyen que ce soit, des informations fausses ou calomnieuses ou des nouvelles susceptibles de porter atteinte à la sécurité ou à l’ordre public ».

Par ailleurs, les articles 96 et 100 du Code pénal criminalisent la distribution, la vente ou l’exposition de tracts ou de bulletins « de nature à nuire à l’intérêt national », et « toute provocation directe à un rassemblement non armé, soit par des discours prononcés publiquement, soit par des écrits ou imprimés exposés ou distribués ».

De plus, les articles 97 et 98 du Code pénal punissent l’organisation ou la participation à une manifestation non autorisée dans un lieu public, dite « rassemblement non armé », d’une peine pouvant aller jusqu’à un an de prison. En outre, depuis 2001, un décret gouvernemental interdit totalement les manifestations à Alger.

Ce cadre juridique aurait été utilisé pour entraver les manifestations pacifiques des associations de victimes, y compris les familles des victimes de disparitions forcées, qui auraient été régulièrement empêchées d’organiser des sit-in ou des manifestations pour réclamer la vérité sur le sort de leurs proches. A cet égard, les Procédures Spéciales ont exprimé à plusieurs reprises, dans les lettres conjointes susmentionnées datées de 2012, 2013 et 2016, leurs préoccupations concernant des allégations d’usage excessif de la force et d’arrestations lors de manifestations pacifiques de familles de disparus, limitant les droits à la liberté d’opinion et d’expression et à la liberté de réunion pacifique, notamment.

Le travail des associations de victimes aurait été également affecté par des normes qui restreignent la liberté d’association. La loi n° 12-06 de 2012 relative aux associations oblige toutes les associations – y compris celles déjà enregistrées – à déposer à nouveau leur demande d’enregistrement et à obtenir un récépissé d’enregistrement auprès du ministère de l’intérieur avant de pouvoir fonctionner légalement. De nombreuses organisations de défense des droits humains, y compris des associations de familles de disparus, n’auraient pas reçu de récépissé alors qu’elles auraient correctement redéposé leurs formulaires d’enregistrement il y a des années, ce qui les aurait empêchés de fonctionner correctement.

Par ailleurs, l’article 95 bis du Code pénal, modifié en 2020, soumet à une peine de cinq à sept ans d’emprisonnement, en plus d’une amende monétaire, les individus qui reçoivent : « des fonds, un don ou un avantage, par tout moyen, d’un État, d’une institution ou de tout autre organisme public ou privé ou de toute personne morale ou physique, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, pour accomplir ou inciter à accomplir des actes susceptibles de porter atteinte à la sécurité́ de l’Etat, à la stabilité́ et au fonctionnement normal de ses institutions, à l’unité́ nationale, à l’intégrité́ territoriale, aux intérêts fondamentaux de l’Algérie ou à la sécurité́ et à l’ordre publics». La disposition prévoit que la peine est portée au double, lorsque les fonds sont reçus dans le cadre « d’une association, d’un groupe, d’une organisation ou d’une entente, qu’elle qu’en soit la forme ou la dénomination. »

Nous exprimons nos plus graves préoccupations quant à l’absence présumée d’enquêtes, de poursuites et de condamnations concernant les graves violations de droits humains commises pendant la guerre civile et l’absence présumée de progrès dans la recherche et l’identification des personnes disparues pendant cette période. À cet égard, nous exprimons nos graves préoccupations quant à l’impact négatif que la législation et les régulations adoptées en Algérie depuis la fin de la guerre civile, notamment la Charte pour la Paix et la Réconciliation Nationale, l’Ordonnance n° 06-01 et les amnisties accordées en 1999 et 2000, auraient eu sur la réalisation des droits de victimes à la justice et à la vérité pour les graves violations des droits humaines commises durant cette période, dont les nombreux cas de disparitions forcées ou involontaires, favorisant ainsi l’impunité. Cette législation constituerait toujours un obstacle majeur empêchant toute forme de recours effectif pour les victimes des violations commises pendant la guerre civile qui cherchent à obtenir justice et des informations sur le sort de leurs proches et le lieu où ils se trouvent, et qui de plus criminaliserait toute tentative de découvrir ou d’examiner les événements qui ont eu lieu pendant la guerre civile, y compris les graves violations du droit international des droits humains.

Nous sommes également préoccupés par les allégations indiquant que le droit des victimes à une réparation intégrale serait ainsi empêché par l‘article 37 de l’ordonnance et le décret présidentiel n° 06-93 du 28 février 2006, qui exigent la reconnaissance du décès de la personne disparue pour obtenir une indemnisation monétaire, opposant ainsi le droit des familles de victimes de disparitions forcées à la réparation à leur droit de connaitre la vérité sur le sort et l’endroit où se trouve leur proche.

Nous exprimons, en outre, nos graves préoccupations concernant les allégations de restrictions excessives aux droits à la liberté d’opinion et d’expression, de réunion pacifique et d’association contenues dans la cadre juridique algérien, qui porteraient atteinte aux activités des victimes et de leurs organisations, y compris les associations de familles des disparus. Nous sommes préoccupés par la criminalisation présumée des associations de victimes et des défenseurs des droits humains qui demandent justice pour les violations commises pendant la guerre civile, et les allégations d’utilisation excessive de la force contre eux.

Le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires a à ce jour transmis 3253 cas présumés de disparitions forcées au gouvernement algérien et qui demeurent sous examen. Le Groupe de travail note également qu’il est en négociation depuis sept ans avec le gouvernement algérien afin de mener la visite pays acceptée par l’Algérie en 2014.

En relation avec les faits allégués et les préoccupations ci-dessus, nous voudrions rappeler au gouvernement de votre Excellence ses obligations de garantir le droit à l’accès à la justice, à la vérité et aux réparations, tel que garanti par les différents instruments internationaux des droits humains.

En relation avec les faits allégués ci-dessus, nous vous prions de bien vouloir vous référer à l’annexe ci-jointe qui énonce les textes relatifs aux instruments juridiques et autres standards établis en matière de droits de l’homme.

Comme il est de notre responsabilité, en vertu des mandats qui nous ont été confiés par le Conseil des droits de l’homme, de solliciter votre coopération pour tirer au clair les cas qui ont été portés à notre attention, nous serions reconnaissants au Gouvernement de votre Excellence de ses observations sur les points suivants :

Quelles mesures ont été prises pour veiller à ce que les responsables de violations flagrantes des droits de l’homme pendant le conflit interne, y compris les disparitions forcées, fassent l’objet d’enquêtes, de poursuites et, le cas échéant, de sanctions ?

Veuillez nous fournir toute information ou tout commentaire complémentaire en relation avec les allégations susmentionnées.

Veuillez préciser comment le cadre juridique en vigueur en Algérie garantit le droit des victimes à un recours effectif, à la justice et à la vérité concernant les graves violations des droits humains commises pendant la guerre civile, et quelles mesures ont été adoptées dans ces domaines.

Veuillez indiquer les garanties en place pour assurer que les dispositifs de réparations aux victimes sont conformes aux normes internationales de droits humains et ne portent pas atteinte au droit de connaitre le sort et le lieu où se trouvent les victimes de disparitions forcées ou involontaires.

Veuillez indiquer les mesures prises et les actions menées pour déterminer le sort et le lieu où se trouvent les personnes victimes de disparitions forcées à la suite des violations des droits humains perpétrées pendant la guerre civile. Quels sont les résultats des recherches menées.

  1. Veuillez fournir toute information sur les épisodes présumés de criminalisation et d’utilisation excessive de la force contre les associations de victimes et les défenseurs des droits humains qui demandent justice pour les violations de droits humains commises pendant la guerre civile. En particulier, veuillez fournir des informations détaillées sur la manière dont l’obligation pour les organisations de la société civile d’être enregistrées est compatible avec le droit à la liberté d’association tel qu’il est établi à l’article 22 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
  2. Veuillez indiquer dans quelle mesure le cadre juridique relatif à la liberté d’expression, de réunion pacifique et d’association en vigueur en Algérie est conforme aux normes internationales de droits humains.
  3. Veuillez indiquer quelles mesures ont été prises pour veiller à ce que les défenseurs des droits humains, y compris les associations de victimes, puissent travailler dans un environnement favorable leur permettant de mener leurs activités légitimes sans crainte de harcèlement, de stigmatisation ou de criminalisation de toute nature.

Nous serions reconnaissants de recevoir une réponse de votre part à ces questions dans un délai de 60 jours. Passé ce délai, cette communication, ainsi que toute réponse reçue du gouvernement de votre Excellence, seront rendues publiques sur le site internet rapportant les communications. Elles seront également disponibles par la suite dans le rapport habituel présenté au Conseil des Droits de l’Homme.

Dans l’attente d’une réponse de votre part, nous prions le gouvernement de votre Excellence de prendre sans délai toutes les mesures nécessaires visant à garantir l’accès à la justice, à la vérité, aux réparations, et aux garanties de non-répétition des victimes de la guerre civile et de la société algérienne.

Veuillez agréer, Excellence, l’assurance de notre haute considération.

Fabian Salvioli
Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition

Tae-Ung Baik
Président-Rapporteur du Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires

Morris Tidball-Binz
Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires

Irene Khan
Rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression

Clement Nyaletsossi Voule
Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association

Mary Lawlor
Rapporteuse spéciale sur la situation des défenseurs des droits de l’homme

Annexe
Références aux instruments juridiques et autres standards établis en matière de droits de l’homme

En relation avec les faits allégués ci- dessus, et sans préjuger de l’exactitude de ces allégations, nous souhaiterions attirer l’attention du Gouvernement de votre Excellence sur ses obligations en vertu de divers instruments internationaux relatifs aux droits humains.

Nous souhaiterions faire référence à l’obligation d’enquêter sur les violations flagrantes des droits humains, de les punir et d’offrir une réparation aux victimes. L’article 2 du Pacte relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), ratifié par l’Algérie en septembre 1989, stipule que les États doivent prendre des mesures pour que les personnes dont les droits ou libertés sont violés disposent d’un recours utile et que les autorités compétentes assurent l’exécution de ce recours lorsqu’il est accordé. De même l’article 13 de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées stipule que tout Etat doit ‘assurer à toute personne disposant d’informations ou pouvant invoquer un intérêt légitime, qui allègue qu’une personne a été victime d’une disparition forcée, le droit de dénoncer les faits devant une autorité de l’Etat compétente et indépendante, laquelle procède immédiatement et impartialement à une enquête approfondie. Lorsqu’il existe des raisons de croire qu’une personne a été victime d’une disparition forcée, l’Etat défère sans délai l’affaire à ladite autorité pour qu’elle ouvre une enquête, même si aucune plainte n’a été officiellement déposée. Cette enquête ne saurait être limitée ou entravée par quelque mesure que ce soit (para.1). De plus le même article exige à ce que des dispositions soient prises pour que tous ceux qui participent à l’enquête, y compris le plaignant, l’avocat, les témoins et ceux qui mènent l’enquête, soient protégés contre tout mauvais traitement et tout acte d’intimidation ou de représailles (para 3); et que des dispositions soient prises pour garantir que tout mauvais traitement, tout acte d’intimidation ou de représailles ainsi que toute autre forme d’ingérence lors du dépôt d’une plainte ou pendant la procédure d’enquête soient dûment sanctionnés (para 5). Enfin, une enquête doit être menée, tant qu’on ne connaît pas le sort réservé à la victime d’une disparition forcée (para 6).2 Comme l’a établi le Comité des droits de l’homme dans son Observation générale n° 31, les États ont l’obligation d’enquêter sur les violations graves des droits de l’homme, telles que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées, et de les punir. Le fait de ne pas enquêter sur ces violations et de ne pas les poursuivre constitue en soi une violation des normes des traités relatifs aux droits humains (paragraphe 18). L’impunité pour de telles violations peut être un élément important contribuant à la récurrence des violations.

Nous souhaiterions également rappeler le devoir des États, tel qu’établi dans l’Ensemble de principes actualisé pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité de février 2005 (principe 2), d’entreprendre des enquêtes rapides, approfondies, indépendantes et impartiales sur les violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire et de veiller à ce que les responsables de crimes graves au regard du droit international soient poursuivis, jugés et dûment punis (principe 19).

Comme l’a noté le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition, du point de vue des droits humains, l’obligation d’enquêter et de poursuivre découle du droit à un recours effectif. Elle fait également partie du droit de la victime, des membres de sa famille immédiate et, dans certains cas, de la société dans son ensemble, de connaître la vérité.

Nous souhaiterions également rappeler que le droit international fixe des limites à l’adoption d’amnisties et de grâces dans la mesure où elles favorisent l’impunité et empêchent les États de respecter leurs obligations internationales en matière d’enquêtes et de poursuites des responsables de violations des droits humains. En vertu du droit international, les amnisties et les grâces sont incompatibles avec l’obligation de poursuivre les crimes et refusent aux victimes le droit à la vérité, l’accès à la justice et la possibilité de demander des réparations appropriées. Les amnisties sont particulièrement incompatibles avec les crimes qui représentent de graves violations des droits humains, tels que la torture, les exécutions sommaires, les disparitions forcées et le génocide, entre autres. L’article 18 de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées stipule que les auteurs et les auteurs présumés d’actes de disparitions forcées ne peuvent bénéficier d’aucune loi d’amnistie spéciale ni d’autres mesures analogues qui auraient pour effet de les exonérer de toute poursuite ou sanction pénale3. Le Comité des droits de l’homme a décidé que tous les obstacles à l’établissement de la responsabilité juridique des personnes qui ont commis de graves violations des droits de l’homme devaient être levés. Dans son Observation générale n° 31, le Comité a établi que dans les cas où des violations telles que la torture, les exécutions sommaires et arbitraires et les disparitions forcées ont été commises par un agent de la fonction publique ou un agent de l’Etat, les Etats concernés ne peuvent pas exonérer les auteurs de leur responsabilité juridique personnelle par le biais d’amnisties et d’immunités préalables (paragraphe 18). Dans son Observation générale n° 36, le Comité a également établi que « les immunités et amnisties accordées aux auteurs d’homicides intentionnels et à leurs supérieurs, et les mesures comparables qui engendrent une impunité de fait ou de droit, sont, en règle générale, incompatibles avec l’obligation de respecter et de garantir le droit à la vie et d’offrir aux victimes un recours utile (paragraphe 27) ».

A cet égard, nous souhaiterions également rappeler les observations finales sur l’Algérie de 2018, où le Comité des droits de l’homme a demandé à l’État de « garantir que les allégations de graves violations des droits de l’homme […] commises par les agents responsables de l’application de la loi et les membres des groupes armés, fassent l’objet d’enquêtes, de poursuites et de condamnations » et de « s’assurer qu’aucun responsable de grave violation des droits de l’homme ne se voit accorder une grâce […] ou une extinction de l’action publique» (CCPR/C/DZA/CO/4, par. 12). Le Comité a également recommandé aux autorités de prendre toutes les mesures possibles pour s’assurer que l’article 45 de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale « ne porte pas atteinte au droit à un recours effectif», et à modifier l’article «pour préciser sa non-application aux graves violations des droits de l’homme telles que la torture, le meurtre, la disparition forcée et l’enlèvement » (CCPR/C/DZA/CO/4, par. 12). En plus, le Comité a exhorté l’Algérie à revoir ou à réexaminer les dispositions de l’Ordonnance n° 06-01 qui sont incompatibles avec le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), afin de garantir que les droits qui y sont consacrés puissent être pleinement exercés en Algérie (CCPR/C/119/D/2259/2013, par. 9). Nous rappelons que tout acte conduisant à une disparition forcée continue d’être considéré comme un crime aussi longtemps que ses auteurs dissimulent le sort réservé à la personne disparue et le lieu où elle se trouve et que les faits n’ont pas été élucidés (article 17.1, Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées).

De plus, nous souhaiterions faire référence au droit inaliénable de connaître la vérité sur les événements passés concernant la perpétration de crimes odieux et sur les circonstances et les raisons qui ont conduit, par des violations massives ou systématiques, à la perpétration de ces crimes, tel qu’établi dans l’Ensemble de principes actualisé pour la protection et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité de février 2005 (principe 2). L’exercice complet et effectif du droit à la vérité constitue une garantie essentielle contre la répétition des violations (principe 5).

Concernant la réparation due aux victimes, nous souhaiterions rappeler le droit des victimes de violations des droits humains à recevoir une réparation complète pour le préjudice subi. L’Ensemble de principes actualisé rappelle le devoir des États de réparer les préjudices subis par les victimes (articles 31-34). Pareillement, les Principes fondamentaux et directives des Nations Unies concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire établissent le droit des victimes à recevoir une réparation adéquate, effective et rapide pour le préjudice subi, et à avoir accès aux informations pertinentes sur les mécanismes de réparation. La réparation doit être proportionnelle à la gravité des violations et du préjudice subi. Les victimes devraient recevoir une réparation complète et effective, qui comprend les formes suivantes : restitution, indemnisation, réhabilitation, satisfaction et garanties de non-répétition (paragraphes 10, 11, 15 et 18).

À ce propos, dans l’affaire Rabiha Mihoubi c. Algérie, le Comité de droits de l’homme a considéré que « l’octroi d’une indemnisation ne peut être conditionnée à l’existence d’une déclaration de décès de la personne disparue suite à une procédure civile » (CCPR/C/109/D/1874/2009, para. 7.11). Certains membres du Comité ont également considéré « que l’obligation faite à la famille de la victime d’engager une procédure de déclaration de décès constitue un traitement cruel et inhumain au sens de l’article 7 du Pacte » (CCPR/C/109/D/1874/2009, Appendice, §1).

Nous rappelons également qu’en 2008, les Observations finales du Comité contre la torture de 2008 concernant l’Algérie, soulignaient une préoccupation quant aux dispositions de l’ordonnance no06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale qui obligent les familles de personnes disparues à attester de la mort du membre de leur famille afin de pouvoir bénéficier d’une indemnisation, ce qui pourrait constituer une forme de traitement inhumain et dégradant pour ces personnes en les exposant à un phénomène de survictimisation (CAT/C/DZA/CO/3, paragraphe 13)

De plus, le Comité des droits de l’homme dans son Observation générale n°36 a constaté que la disparition forcée constitue un ensemble unique et intégré d’actes et d’omissions représentant une grave menace pour la vie et constitue donc une violation du droit à la vie ainsi qu’une violation d’autres droits reconnus par le Pacte. Le Comité a également dit que « les familles des victimes de disparition forcée ne devraient en aucune circonstance être contraintes de déclarer le décès de leur proche pour pouvoir prétendre à une réparation. »

Concernant les allégations de criminalisation des victimes et des défenseurs des droits humains qui ont tenté de manifester en relation avec les violations subies pendant la guerre civile, ainsi que les restrictions excessives aux droits à la liberté d’opinion et d’expression, de réunion pacifique et d’association stipulé dans la cadre juridique algérienne qui empêche les activités de ces groupes, nous souhaiterions attirer l’attention du Gouvernement de votre Excellence sur les articles 19 et 21 du PIDCP, qui garantissent les droits à la liberté d’opinion et expression et à la liberté de réunion pacifique.

L’article 19 garantie à toute personne le droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix. Le droit international des droits de l’homme confère aux Etats la responsabilité d’assurer un environnement dans lequel des opinions et idées politiques diverses peuvent être librement et ouvertement exprimées et débattues. Dans son Observation générale n° 34 (CCPR/C/GC/34), le Comité des droits de l’homme a déclaré que les États parties au PIDCP sont tenus de garantir le droit à la liberté d’expression, y compris, entre autres, « le discours politique, les commentaires sur soi-même et sur les affaires publiques, la prospection, la discussion des droits de l’homme, le journalisme ». En outre, le Comité des droits de l’homme a précisé qu’« il n’est pas compatible avec le paragraphe 3 de l’article 19 du PIDCP, par exemple, d’invoquer de telles lois [visant à préserver la sécurité nationale] pour supprimer ou retenir des informations d’intérêt public légitime qui ne portent pas atteinte à la sécurité nationale ou pour poursuivre des journalistes, des chercheurs, des militants écologistes, des défenseurs des droits de l’homme ou d’autres personnes pour avoir diffusé de telles informations ».

En particulier, nous rappelons que l’article 19 paragraphe 3 et les articles 21 et 22 du PIDCP prévoient que si elles existent, les restrictions aux droits à la liberté d’opinion et d’expression, de réunion pacifique et d’association, doivent être prévues par la loi, et doivent strictement être nécessaires et proportionnelles dans une société démocratique. Le Comité des droits de l’homme prévoit dans son Observation générale n°34 qu’afin d’être conformes au principe de la proportionnalité, ces restrictions ne doivent pas avoir une portée trop large, et «doivent être appropriées pour remplir leur fonction de protection [et] constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d’obtenir le résultat. » De plus, le Comité indique que la proportionnalité doit être respecté non seulement dans la loi qui institue les restrictions, mais également par les autorités administratives et judiciaires chargées de l’application de la loi.

À cet égard, le Comité des droits de l’homme a recommandé à l’Algérie « d’abroger l’article 46 de l’ordonnance n° 06-01 qui porte atteinte à la liberté d’expression et au droit de toute personne d’avoir accès à un recours effectif contre des violations des droits de l’homme, tant au niveau national qu’au niveau international » et à s’assurer que personne ne fasse l’objet de poursuites ou de menaces de poursuites sur la base de l’article 46 de l’ordonnance n° 06-01 (CCPR/C/DZA/CO/4, paragraphes 14). Le Comité a aussi demandé la révision de la loi n° 12-06 du 12 janvier 2012 relative aux associations « dont les dispositions limitatives soumettent l’objet et le but des associations à des principes généraux peu précis tels que l’intérêt général et le respect des constantes et des valeurs nationales » (CCPR/C/DZA/CO/4, paragraphe 47).

Dans son rapport à l’Assemblée générale (A/HRC/23/39), le Rapporteur spécial sur le droit de réunion pacifique et la liberté d’association indique, à son para. 82 lit. b, qu’il engage les États « à faire en sorte que les associations (…) puissent solliciter, recevoir et utiliser des aides financières et d’autres ressources de personnes physiques ou juridiques, de sources nationales, étrangères ou internationales, sans autorisation préalable ou autres obstacles. » Le Rapporteur spécial cite, sous ce même paragraphe lit. c, que l’imposition de restrictions abusives aux aides financières, y compris sous forme de limites en pourcentage, est une violation du droit à la liberté d’association et d’instruments relatifs aux droits de l’homme, notamment le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

Nous aimerions faire aussi référence à la résolution 22/6 du Conseil des droits de l’homme qui appelle les États à s’assurer que «les procédures en matière d’enregistrement des organisations de la société civile soient transparentes, accessibles, non discriminatoires, rapides et peu coûteuses, qu’elles offrent la possibilité de former un recours et n’exigent pas de nouvel enregistrement, dans le respect de la législation nationale, et à ce qu’elles soient conformes au droit international des droits de l’homme» (A/HRC/RES/22/6, para. 8).

Nous souhaiterions également attirer l’attention de votre Gouvernement sur les principes fondamentaux énoncés dans la Déclaration sur le droit et la responsabilité des individus, groupes et organes de la société de promouvoir et de protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales universellement reconnus (A/RES/53/144), également connu sous le nom de « Déclaration de l’ONU sur les défenseurs des droits de l’homme », et en particulier les articles 1, 2, 5, 6, 8 et 12.

Source: ohchr

  1. L’article 37 de l’Ordonnance n° 06-01 stipule que : « outre les droits et avantages prévus par la législation et la règlementation en vigueur, les ayants droit des personnes victimes de la tragédie nationale visées à l’article 28 ci- dessus, en possession d’un jugement définitif de décès du de cujus, ont droit à une indemnisation versée par l’État. » ↩︎
  2. Guiding principles for the search for disappeared persons, principles 1 and 7 ↩︎
  3. see Working Group on Enforced or Involuntary Disappearances on standards and public policies for an effective investigation of enforced disappearances: paras. 27-32 ↩︎